Traduire un Tanka ?

天の香具山 - 01

Traduire un tanka ?

Chacun en conviendra : une sonate de Beethoven transcrite, façon musique hindoustanie sur un sitar, quand bien même jouée par un génie, ne sera plus ni une sonate, ni de Beethoven.

Pourquoi cette évidence en musique, refuse-t-on de l’admettre en poésie ?

Une page a beau être transformée en une autre page, l’identité du support ne devrait pas nous conduire à ignorer que le primordial, l’intrinsèque, est absent d’une traduction et que ce que l’on nous propose relève de la caricature, méritante mais captieuse.

La beauté qui surgit d’un système d’écriture spécifique – au Japon : kanji / kana / verticalité – est perdue.

Le registre sonore, musicale, rythmique, le souffle est perdu – pour ne pas évoquer le fait qu’au Japon la poésie classique se déclamait en chantant.

Les référents internes à la culture – les poèmes qui ont précédé et ceux qui ont suivi – , à la vie quotidienne  – la triviale, la rituelle et celle immédiatement influencée par la nature du pays – sont difficilement imaginables pour qui n’en a pas l’expérience. Des notes explicatives ne viendront jamais mettre en sensations une météo ou un lieu.

Ne reste alors du poème que le sens le plus plat. Éventuellement l’accès aux métaphores. Mais qui apparaissent, sans les éléments précités, insignifiants.

Une anthologie de poésie étrangère en traduction tombe le plus souvent des mains. Si l’on fait l’effort d’aller jusqu’au bout, la sensation est celle d’une persévérance non récompensée. On attendait une expérience artistique et on a lu un fatras obscur, anémique : quel temps perdu ! Plus grave : la sensation de distance avec l’étranger, que l’on cherchait à réduire, s’est accrue davantage, la confirmation de son exotisme bizarre, affermie. Comment peuvent-ils donc prendre plaisir à « cela »…

L’article de Georges Bonneau publié en 1938 « Le Problème de la Poésie japonaise : Technique et Traduction » aide à comprendre plusieurs éléments importants :

1) Il est de bon ton de pointer l’origine externe d’une part majeure de la culture japonaise – en oubliant au passage que cette remarque s’applique avec la même intensité aux cultures occidentales. Or l’un des traits vraiment spécifiques du Japon se trouve dans sa poésie, dans sa passion encore vivante pour la poésie. D’où l’importance de l’enjeu de l’accès à cette dernière si l’on cherche à atteindre le cœur de l’archipel.

2) Le Haïku est une forme récente plus simple à traduire que le tanka, forme classique qui reste pourtant le référent imaginaire implicite, à la manière du sonnet pour la France.

3) Les poèmes japonais requièrent en général un contexte pour les apprécier. Ils sont souvent précédés d’une note le détaillant. Cette culture d’une explication non poétique externe requise pour accéder au texte apparaît rebutante au lecteur occidental contemporain qui attend d’un poème une fulguration expresse. Pour le dire autrement, la poésie classique n’est pas une poésie de kotodama (言霊), de force incantatoire trans-verbale, mais un genre sollicitant principalement la complicité intellectuelle, l’habilité, la finesse. Sans la capacité à percevoir cette complicité, les clins d’œil, l’émotion est absente. Et sans émotion, pas d’art.

4) Bonneau argumente que la langue française utilise des procédés poétiques très proches de ceux que l’on trouve dans la poésie japonaise et qu’il est ainsi possible d’imaginer des traductions qui rendraient une partie de la dimension musicale, rythmique.

L’optimisme de Georges Bonneau est stimulant mais vain. Quand bien même le souffle d’un poème serait transmis, l’impossibilité pour le lecteur de pouvoir placer des représentations sensorielles derrière les évocations du texte constitue un obstacle probablement insurmontable.

Un point important passé généralement sous silence par les spécialistes est à rappeler ici : les Japonais contemporains eux-mêmes ont besoin d’une traduction pour accéder à leur poésie classique.
Le Hyakunin-isshu, cette anthologie de cent tanka choisis parmi les recueils rassemblant les meilleurs textes du sixième au treizième siècle, reste depuis des générations la référence poétique nationale, apprise par cœur dans les familles lettrées. Or même les japonais les plus cultivés ont besoin de longues notes explicatives (avec cartes, schémas, photos, illustrations, arbres généalogiques) et une traduction en langue moderne pour apprécier ces poèmes. Et même aidés de ces notes, les interprétations multiples, parfois très divergentes, sont nombreuses.

Comment imaginer pouvoir traduire en quelques mots ce qui dans la langue source est polymorphique, non strictement déterminable ?

Lors de la dernière séance de l’atelier mensuel de Poésie/Traduction que j’anime à Kyôto, nous nous sommes arrêtés sur le deuxième tanka du Hyakunin-isshu :


春過ぎて 夏来にけらし 白妙の
衣ほすてふ 天の香具山

Haru suguité
Natsu kinikérashi
Shirotaé no
Koromo hossu tchô
Ama no Kagu-yama

(le R se prononce à la bourguignonne, comme un L roulé, et le U est proche du OU)

Au moins deux traductions de cette anthologie sont publiées en France :

René Sieffert, De Cent Poètes Un Poème :

Passé le printemps
l’été est venu ce semble
les immaculées
robes sèchent dirait-on
au céleste Mont Kagu

Nakamura / De Ceccaty, Mille Ans de Littérature Japonaise :

Il semble que le printemps s’achève et que l’été soit là
Sur le mont Ama-no-Kaguyama, dit-on, teintes en blanc sèchent des robes.

On peut trouver sur internet d’autres tentatives.

A lire ces traductions, la première réaction honnête ne peut qu’être : « mais où se trouve la poésie, quel est l’intérêt, d’où peut surgir la valeur de ces vers ? »

La réponse ordinaire implicite consiste à faire l’hypothèse qu’il n’y a simplement pas de poésie, que les Japonais du passé avaient juste mauvais goût ou étaient pris dans des contraintes sociales promouvant une maniérisme affecté. Après tout, la poésie française de cour contient un nombre majoritaire de textes « fleuris » médiocres. On pense immédiatement aux Précieuses ridicules de Molière, au salon de Roxane dans Cyrano.

Cette hypothèse est possible. Mais il faut se souvenir que Teika, reconnu pour son sens poétique aigu, quand il crée cette anthologie de cent poèmes, choisit chaque tanka parmi des milliers de candidats possibles, et que depuis sept siècles, les Japonais ont continué à reconnaître une valeur à cette sélection.

Où se trouve donc alors la vibration poétique de ce texte dont on peut faire l’hypothèse raisonnable qu’elle doit bien exister quelque part ?

La comparaison des deux traductions nous donne quelques indications.

Sieffert choisit de respecter strictement en français la forme du tanka japonais :  5 unités de 5/7/5-7/7 sons.
Conséquence : les contraintes sont énormes, à la limite du possible, pour le choix du vocabulaire et de la grammaire.

Dans notre exemple, « Immaculé » et « céleste » font surgir mécaniquement chez le lecteur français le champs sémantique de la vierge Marie.
« Passé le printemps » et « ce semble » empruntent aux astuces artificielles des poètes comptant les pieds de leurs vers sur leurs doigts.
Au stuc catholique s’ajoute donc un bokeh grammatical suranné, deux dimensions strictement absentes du tanka initial et qui le déforment pour toujours.

Ce choix du respect de la forme qui conduit à un exercice de style façon mots croisés avec des solutions remarquablement fines mais malheureusement anti-poétiques, est équilibré par des notes explicatives d’une qualité exceptionnelle, souvent supérieure à celles qu’on peut trouver dans les ouvrages japonais. Par exemple la possibilité d’interpréter la couleur blanche non pas pour celle de tissus mais pour celle de fleurs de deutzie n’est presque jamais évoquée au Japon.

Nakamura / De Ceccaty ont choisi eux de respecter la division du tanka en deux vers. Ils ne proposent aucune note explicative et il faut bien reconnaître que plusieurs de leurs interprétations sont à la limite du contre-sens.

Dans notre exemple, le premier vers insiste sur « il semble » alors que l’incertitude ne s’applique qu’à l’été. « S’achève » ne porte pas le sens de « 過ぎて » qui définit un état dépassé. La non traduction de « Ama-no-Kaguyama » n’est pas compréhensible et soustrait au lecteur qui ne sait pas ce que « 山-yama » veut dire la possibilité d’imaginer un paysage avec un mont, ce qui est pourtant le cadre fondamental du texte. Mais surtout le choix du mot « teinte » n’est pas judicieux car toute l’attention est portée alors sur lui : on se dit que le poème traite de l’époque de la teinte des robes en blanc – ce qui par ailleurs surprend car la teinte d’un tissu n’est pas associée au blanc.

Il n’est pas possible pourtant d’en vouloir vraiment aux traducteurs sur ce point car Hokusai dans sa série inachevée du Hyakunin-isshu propose pour ce poème une scène de rinçage de longues bandes de tissu blanc. L’élément important que nous rappelle cette gravure est la présence de l’eau dans le poème. A notre époque de machines à laver où l’eau, toujours invisible, circule, apparaît, disparaît comme par magie, on oublie que par le passé, la vision de nombreux tissus en train de sécher impliquait la présence notable d’une eau en mouvement.

Ces précisions ne nous renseignent pas davantage sur l’âme du poème.

On peut pourtant désormais la deviner comme un empilement d’accrétions.

Quel que soit le sens originel du poème (fleurs ou passion des femmes pour les étoffes), au moins quatre thèmes sont sollicités chez le lecteur.

1) Un thème principal tactile : la peau

Le poème vibre du changement de saison qui implique le changement de garde-robe. Le plaisir de retrouver des vêtements légers au tout début de l’été alors qu’il ne fait pas encore trop chaud. Qui a pris une fois plaisir à ranger ses vêtements d’hiver et sortir ses vêtement d’été peut comprendre cette émotion. Qui prend plaisir à retrouver ce moment tous les ans, en connaît la profondeur derrière la superficialité. Dans les vies les plus dures, cet instant peut même constituer un symbole de grand bonheur.

Cette émotion est plus forte au pays des uniformes où les écoliers et les salarymen changent de vêtements rituellement au premier juin.
Plus forte quand les saisons sont marquées, quand on tremble l’hiver, et étouffe, les nuits d’été.

Le poème suscite chez le lecteur contemporain une dimension principalement nostalgique (le souvenir du changement d’uniforme scolaire), de rituel social (le fait qu’il soit partagé par tous en fait une émotion collective, une sensation d’appartenance), et une dimension tactile, épidermique, universelle, hors-temps, du léger sur la peau. L’homme change sa parure avec les saisons, comme les arbres. La joie sous-jacente est quasi-cellulaire. Inscrite dans notre statut de vivant.

2) Un thème secondaire visuel : une vue

Le poème vibre de la contemplation émue d’un paysage coloré, animé, dont la clémence renforce le premier thème. Le poème décrit « une vue » : un panorama inspirant avec un relief au loin, un vert neuf de printemps, une brise qui effleure légèrement des aplats d’un blanc lumineux, un ciel bleu, quelques nuages peut-être, une lumière encore douce, et quelque part, une eau qui court.

La légèreté de la scène est peut-être renforcée acoustiquement par てふ (tefu) prononcé ici ちょう (chô),  un homonyme de papillon.

Si on lui rend visite, on est surpris : le « mont Kagu » s’avère une butte minuscule, sans majesté ni beauté particulière. On la gravit en un instant. Pour le lecteur pourtant, le fait qu’elle soit désignée comme « 山-yama » conduit à imaginer un paysage de reliefs élevés, appelant le regard vers le haut.

Le ciel est directement évoqué par le kanji « 天-ama ». Comme le note René Sieffert, ce qualificatif indique probablement une dimension à l’époque sacrée de la butte. On devine que cette vue dépasse le simplement profane.

Les dieux de ce paysage sont shinto, pas bouddhistes. Ils ne sont pas convoqués, invisibles, en filigrane, pour légitimer la lignée impériale et l’auteur supposé du poème. Ils participent plutôt de cet enchantement diffus du multithéisme japonais dont les entités habitent la nature que l’on admire et respecte pour l’arrière-monde qu’elle exprime.

Et pour une fois, dans un pays de catastrophes naturelles où les divinités sont régulièrement violentes, elles se font ici parfaitement clémentes, attentionnées.

Au Japon où la purification est le principe de tout moment religieux, les vêtements totalement blancs, qui sèchent renforcent cette image d’un paysage qui lave le corps, les âmes, les cœurs.

La force de cette image canonique est universelle. Elle a bien été comprise dès les débuts de la télévision couleur par les marques de détergents des multinationales qui dans leurs publicités l’utilisent dans toutes ses variations…

3) Un troisième thème philosophique : le temps

Le temps japonais se décline en multiples dimensions. Dans ce tanka, au moins quatre :

a) La sensation du passage, du flow : la cascade

Ce premier niveau est principalement introduit par les deux premiers verbes (過ぎて-dépassé et 来る-venir). Mais nous avons vu que ce 風流-fûryû invisible est également présent par allusion dans les vêtements qui sèchent, dans le vent qui les sèche et dans l’eau qui a servie à les laver.

Le temps comme 道-tao.

b) La célébration de l’impermanence dans l’appréciation de l’instant : l’écume

Il existe au Japon un calendrier distinguant soixante-douze saisons. Non seulement ces intervalles sont nombreux au-delà du sérieux, mais ils sont fortement marqués par un symbole, en général à la fois météorologique et végétal. Ce poème célèbre l’une de ces micro-saisons. Chacune a davantage de valeur qu’on la sait radicalement éphémère. Cela produit chez les Japonais une capacité de concentration, une intensité dans la dégustation de cette impermanence.

Le temps comme ligne de faîte de l’instant. L’ici et le maintenant.

c) Le retour du même dans une nature qui dépasse l’impermanent : l’océan

La joie de l’appréciation de l’instant est aussi une conséquence de sa répétition : si l’événement est saisonnier, il s’est déjà produit plusieurs fois pour nous, d’innombrables fois avant nous. Il reviendra. Il fait partie d’un cycle qui dépasse la limite des vies humaines. On anticipe son retour et on s’émerveille d’une permanence plus grande que nous.

Le temps comme futur et comme éternité.

d)  Un passé respecté comme fable : la nacre

Quand Teika choisit de sélectionner ce texte, le contexte historico-politique du poème a disparu depuis six cents ans. Imaginez de choisir un poème du quinzième siècle : quel serait votre rapport à lui ?

A l’époque de l’impératrice-poète, chaque nouveau règne impliquait le déplacement de la capitale, la création d’un nouveau palais. Celui de Jitô est construit à Fujiwara. Cette évocation a pour le lecteur un caractère d’antiquité révolue, elle est chronologiquement exotique. Un peu comme Chambord pour un Parisien.

Pour l’auteur du poème, le retour de cette vue sur Kaguyama ne convoque pas une nostalgie immémoriale mais est marquée d’un cachet personnel : cette vue est « sa » vue.

Les lieux célébrés par les poèmes du Hyakunin-isshu n’ont pour la plupart jamais été visités par les lecteurs. Ils sont imaginés comme faisant partie d’une épopée.

Un lecteur français imagine Ronceveaux. Mais uniquement à partir des vignettes imprimées dans les livres d’école. C’est la même chose ici.

Ce passé est honoré comme un fil de légitimité ancestrale mais le registre est plus mythologique qu’historique. On s’inscrit dans un film de Disney, dans la légende d’Arthur plus que dans  l’école des Annales.

L’émotion orientée vers ce passé est produite par la complicité sensorielle – triviale – partagée avec l’héroïne-auteur-parente du conte.

La révolution et l’école républicaine ont modifié pour toujours le rapport des Français à leur histoire. Les rois de France sont présentés avec ambivalence comme des voleurs, des ennemis : seul le peuple est authentiquement souverain. Il n’est plus possible de se projeter avec tendresse et sensation d’appartenance dans le récit fabulé de leurs vies. Et à la différence du Japon, aucune tête couronnée ne figure par ailleurs dans une anthologie de la poésie française où les femmes sont absentes.
L’histoire française bloque donc chez le lecteur les projections requises pour atteindre l’émotion du texte.

Pour saisir cette émotion, il faudrait par exemple imaginer un poème court authentique de Jeanne d’Arc évoquant le vent dans les blés précédant la moisson, alors que peut-être elle est déjà prisonnière.

Le temps comme histoire racontée aux enfants, comme faux-souvenirs du roman national.

4) Un quatrième thème incertain : par-delà la fraîcheur, la douleur ?

Après quelques siècles, seule l’art survit. Le nom des puissants, des victimes, leurs mérites et leurs souffrances ont disparu. Seules les traces de leur célébration de la beauté subsistent et donnent à leur vie une valeur rétrospective. Qui se souvient des noms des reines mérovingiennes ?

Il y a dans les formules grammaticales de ce poème un mystère que je n’ai pas trouvé commenté jusqu’à présent.

En japonais, il est d’usage de ne pas procéder à des affirmations directes, afin de respecter l’avis peut-être différent de l’interlocuteur et lui laisser la possibilité de participer à la confirmation de ce que l’on propose. Toute formule est donc atténuée, nimbée d’un nuage de doute et de possibles :  un flou respectueux qui cherche un accord doux, harmonieux.

Les désinences verbales qui marquent cette politesse et font partie de la classe des 切れ字-kireji sont en outre courtes et sonores : elles jouent un rôle majeur dans la création d’un effet de scintillement musical.

Elles sont régulièrement, il faut le dire aussi, instrumentalisées par les poètes pour remplir leurs vers de leur juste compte de sons.

Dans notre tanka, on trouve un redoublement du procédé :
– けらし-il semble
– てふ-dit-on

Soit l’on peut faire l’hypothèse que ces deux formules sont seulement formelles voire des facilités poétiques. Soit on les prend au sérieux ce qui signifierait que le locuteur ne perçoit pas la vue qu’il évoque et qui lui est seulement rapportée.

Dans ce cas de figure, toutes les interprétations sont possibles et prennent un tour tragique. On perçoit ici à quel point la connaissance du contexte précis du poème peut modifier radicalement sa force poétique.

Imaginons par exemple que l’impératrice Jitô soit malade, vieille, aveugle ou enfermée dans son palais par protection ou rituel et qu’elle rédige ce tanka à partir de ce qu’on lui dit de la vue extérieure du palais : alors la vibration du poème devient presque déchirante. Ce n’est plus une célébration légère, mais une privation douloureusement contenue, une aspiration la plus simple et pourtant défaite : une impératrice qui ne peut même plus goûter le printemps…

J’évoque le « printemps » alors que le poème traite véritablement du début de l’été. Il y a une raison à cela. Depuis des générations l’accès au Hyakunin-isshu se fait à travers un jeu de cartes de type Memory.

Deux joueurs se font face. Chacun a tiré 25 cartes qu’il a alignées librement devant lui. Sur ces cartes ne sont imprimées que les deuxièmes vers des tanka (7-7).

Un arbitre déclame en chantant le premier vers  (5-7-5) à partir d’une deuxième série de cartes mélangées.

Les joueurs doivent identifier dès les premières syllabes lues, le poème énoncé par l’arbitre et toucher avant l’autre la carte correspondante qui peut se trouver soit dans son jeu devant lui, soit dans celui de son adversaire – qu’il ne lit donc qu’à l’envers et dont il a dû mémoriser la position.

La carte touchée est retirée du jeu. Si elle se trouvait dans le jeu de l’adversaire, le joueur qui a été le plus rapide place l’une de ses propres cartes dans le jeu de son opposant.

Le gagnant est celui qui n’a plus de cartes devant lui.

Le jeu repose sur la mémoire et les réflexes ainsi que sur la stratégie de placement des cartes. Mais le point important est le suivant : tout le poème est résumé, déclenché par les toutes premières syllabes des deux vers, les 決まり字-kimari-ji.

Dans le tanka présent :
はるす – harusu
こもろほ – komoroho

Le jeu produit donc une concentration de la totalité du poème dans les premiers mots qui font presque disparaître les suivants en se substituant à eux comme symboles.
Ici,  « printemps » (春-haru) est devenu le résumé du poème qui pourtant évoque le printemps dépassé.

Le poème accueille désormais ainsi une fraîcheur printanière par contamination ludo-stratégique…

Il faut en aparté préciser qu’il est aussi parfois difficile de déterminer de façon franche une saison dans les textes japonais qui utilisent un calendrier, chinois ou lunaire, qui a glissé avec le temps. La floraison des pruniers en février est considérée par exemple comme le début du printemps alors qu’on se trouve de toute évidence en plein hiver.

On comprend désormais pourquoi il est impossible de traduire ce poème.

Pour transmettre son contenu authentique il faut :
– Faire entendre, à voix haute, sa mélodie et son souffle.
– Montrer la beauté qui trouve sa source dans sa graphie.
– Expliquer chaque détail de façon encyclopédique et hypertextuelle pour nommer et distinguer les registres fractals de son émotion.

Pourtant, le lecteur contemporain curieux a aujourd’hui, grâce à internet, la chance incroyable de pouvoir accéder à toutes ces dimensions.

Une cour du sixième siècle isolée retrouve vie au vingt-et-unième siècle planétaire sans fil.

Mais le point important se situe dans le pas suivant : un poème n’est véritablement puissant que s’il inspire d’autres poèmes, que s’il réveille, stimule, chez le lecteur, le désir d’écrire.

Une fois qu’un lecteur saisit la vibration d’un tanka, plutôt que de le traduire, pourquoi ne pas plutôt lui proposer de composer, dans sa propre langue, dans sa respiration, dans les limites et les richesses de sa technique, un poème qui vibrerait au plus près du texte source ?

J’aurai plaisir à lire vos poèmes courts capables de tresser le léger sur la peau, une vue printanière, le temps multiple (cascade, écume, océan, nacre), la douleur…


春過ぎて…