le thé du souvenir

ou comment choisir un chawan

pourquoi acquérir un chawan
quand on ne pratique pas la cérémonie du thé

ou quand l’espace
manque chez soi
pour la préparer
dans les formes

pourquoi acquérir un chawan
quand on n’a personne
à qui offrir un thé

pour soi ?
de temps en temps
debout
sur un bout de cuisine
sans cérémonie
juste pour
l’effet stimulant du macha

pour son goût
– s’il est bon –
combiné à la sucrerie
qui l’accompagne ?

mais pour ce plaisir solitaire
un chawan
du prix d’un tableau
ou d’un voyage
donne la sensation
d’un gaspi
qu’on ne mérite pas
qui ne se justifie pas
une dépense
insensée

si plusieurs fois par an
on se crée la chance
de préparer le thé
pour des invités
alors
c’est l’esthétique et la complicité
les normes et les coutumes
héritées d’une histoire particulière
qui conduisent à choisir
un bol
de cette forme
de cette couleur
de cette terre
de cette technique

savoir choisir un bol
c’est dans ce cadre
avoir à témoigner
de son expérience
de son goût
ou de son lien
avec un lieu
un créateur
un groupe

on révèle
son âme
son savoir
ses limites
en choisissant un bol

s’exposer de la sorte
intimide

seuls quelques collectionneurs osent

ou des praticiens du thé
qui savent
que ce bol-là
qu’ils n’ont pas vu ailleurs
ou qui leur rappelle un bol de musée
résonnera pour toujours
dans leurs paumes

que ce bol dialoguera
harmonieusement
avec leurs autres
instruments de thé

un chawan
ne serait donc
qu’une beauté luxueuse
réservée
à une caste
de mille personnes ?

non

car nous manquons
de cérémonies
aujourd’hui
pour célébrer
nos morts

non pas l’obligation sociale
le devoir filial
la démonstration publique
de la dette à
la lignée
au clan

nous manquons de rituels
pour nos deuils

puis une fois
nos deuils accomplis
pour célébrer
apaisés
les disparus
qui ont compté
dans nos vies

des personnes
qui ont été si importantes
qu’un détail
au coin d’une rue
au coin d’une page
au détour d’une mélodie
d’un paysage
d’une saison
fait surgir
avec un sourire discret
au coin de nos lèvres
et avec un vrai sourire
au fond de notre cœur
leur présence vivante en nous

la cérémonie du thé
vibre de façon si juste
pour célébrer
la mémoire
de ceux qu’on aime

une cérémonie
sans chichi
sans funèbre
que l’on peut faire seul
autant de fois que l’on veut
sans attendre
un anniversaire
ou telle fête du calendrier

le thé
c’est pouvoir rendre présent
ceux qui nous manquent
en partageant avec eux
un bol
un instant choisi

c’est les honorer
et honorer le rare et le bon
de ce que nous ressentions
à leur contact

c’est réactiver ce lien
ne pas oublier
la chance de ce lien

retrouver du soin
de l’inspiration
de la sécurité
de la guérison
dans ce lien

ne pas oublier
ceux qu’on aime
et qui nous ont aimé

le thé du souvenir
est une cérémonie que l’on s’offre
sans se sentir pompeux
figé
ou exotique

parce qu’on est accompagné
par de l’amour
et que l’on dirige
notre âme
dans cet amour
pendant quelques minutes
chez soi
sans besoin de dieux
de croyances
d’autels ou de prêtres

le thé de la mémoire
ne requiert aucun savoir
aucune leçon

il n’est pas besoin
d’avoir appris
le thé
pour savoir se créer
sa cérémonie
sans témoin
qui s’affinera
au fil des ans

il n’est même pas besoin de thé

une eau fraiche en été
une eau chaude en hiver
toute boisson
fait l’affaire

mais il faut un bol
un objet
qui nous connecte au disparu

un seul bol suffit

un seul bol capable d’accueillir
toutes les âmes
de tous nos disparus
suffit

mais
ces bols uniques
simples et humbles
sont rares

seuls des chef d’œuvres
en ont l’étoffe

les chôjirô
signent peut-être leur génie
de cela :
pouvoir accueillir
simplement
toutes les âmes

si vous croisez un bol de ce type
ne le ratez pas

le plus souvent pourtant
les bols ont une personnalité
marquée

masculine ou féminine
réservée ou démonstrative
chaude ou froide
intellectuelle ou érotique
imparfaite ou sans défauts

les chawans
sont des portraits
des sculptures
d’âme

c’est pour cela qu’il est
si facile
de les choisir

si l’on place devant vous
cent bols
et que l’on vous demande
de désigner celui
qui ressemble
le plus à votre grand-mère
ou le bol qu’elle aurait aimé le plus

alors immédiatement
vous savez dans quel bol
vous aurez plaisir
à préparer
régulièrement
une cérémonie
souriante
du souvenir
pour elle
avec elle

ce bol portera son nom

ce ne sera pas un objet prétentieux
snob
mais le déclencheur
rassurant
familier
de ce qui vous unit
au
bon
à ce qui dans la vie vaut

au lieu de prendre
la poussière dans sa boite
ou sur son étagère
ces bols seront des bijoux
que l’on prend dans ses mains
en plissant les yeux
en vieillissant

et peut-être un jour
quelqu’un
un ami, un amour, un parent
une élève, une inconnue
choisira un bol à notre nom

et ce bol sera le gardien
le témoin
du plus beau
de notre vie