hagoromo

certains nô touchent moins que d’autres.

jusqu’à ce qu’ils trouvent leur chemin en vous.

et vous ne pouvez plus alors y penser sans lutter contre le frisson.

sans part d’identification à l’histoire, la beauté du nô reste formelle : la qualité de la performance des maîtres sur scène, les kimono, les masques.

mais si l’histoire résonne avec une part de la vôtre, la cérémonie n’est plus distante. l’exorcisme du nô s’empare de vous. la beauté formelle n’est plus qu’une confusion court-circuitante qui vous amène au gen-玄, à la transe qui dissout les apparences et qui purifie, répare, dans le flow du vrai.

hagoromo est l’histoire d’une des divinités qui gardent le cycle de la lune. elle vient se baigner dans la baie près du mont fuji. un pêcheur trouve sa robe de plumes, hagoromo, sans laquelle elle ne peut remonter en son palais. il ne veut pas lui rendre. elle commence à mourir. touché, il accepte de renoncer à la robe en échange d’une danse céleste. elle honore sa promesse, danse et s’envole.

ce nô est l’un des plus joués du répertoire. parce que son histoire est simple et donc accessible à un public qui ne connaît pas le monde tissé de références littéraires de cet art. et parce qu’il donne à voir l’un de ses joyaux : sa danse pure.

qui veut chercher un élément de projection dans cette histoire ne peut en trouver qu’artificiellement. en bricolant une histoire d’amour à la disney métaphorisant l’injustice de classes : un pauvre séduit par une princesse qui n’est pas de son monde.
on n’a pas envie d’être touché par le rappel qu’il y a des êtres qui nous sont inaccessibles.
un nô ne doit pas enfoncer le couteau dans la plaie.

et si hagoromo n’était célèbre ni pour sa simplicité, ni pour sa danse.
mais parce qu’il symbolise une sensation universelle beaucoup plus profonde. plus secrète. sombre.

celle de l’aspiration d’une âme pré-existante à notre naissance, aspirée de son plan d’origine, capturée dans cet ici-bas dur, sans pitié, par erreur, condamnation ou devoir. et qui attend sa libération. son envol. juste terrorisée par la souffrance.

et si la majorité d’entre nous se vivait dans l’horreur de ne plus trouver notre hagoromo.
et si nous nous épuisions à danser comme un ours de foire dans l’espoir que l’on nous redonne nos ailes.

alors il n’est plus possible de seulement penser à ce nô sans pleurer.

cette hypothèse suggère une nouvelle façon de classer les pièces de nô.
il y aurait ainsi les nô qui mettent en scène :
– directement des traumas et des peines que nous pouvons énoncer consciemment : jalousies, deuils, amours, frustrations…

– métaphoriquement des mythes inconscients qui structurent notre rapport au réel.

– et puis enfin ceux qui seraient les échos de traumas historiques passés et qui ne fonctionnent que comme résonateurs de l’identité collective auquel un étranger est beaucoup moins sensible. qui pourrait en vouloir à des indonésiens de n’être que modérément inspirés par le vase de soissons ?

flaubert et la calligraphie asiatique

– je reste stupéfait par les asiatiques qui apprennent et pratiquent leur calligraphie à partir de textes dont ils ne comprennent rien. comment peut-on chercher la beauté avec les signes sans se soucier de leur signification ?

– flaubert

– pardon ?

– est-ce que tu te soucies des personnages, de l’histoire, du sens des romans de flaubert ?
la cellule où il travaille la beauté comme une pierre précieuse, c’est la phrase française.
et si l’équivalent de sa case de la calligraphie, son masu-升, c’était la phrase.
le contenu de la phrase est indifférent, arbitraire.
et à partir de cette forme arbitraire, flaubert cherche à en extraire une beauté faite de flow, de rythme, de lignes et d’associations de mots et de structures élégantes.
il l’interprète comme ella interprète un standard.
tu peux ne pas parler anglais et être ébloui par la beauté du chant d’ella.
tu peux n’avoir aucun intérêt pour le vide des histoires de flaubert et être ébloui par sa lumière éternelle.
autant qu’un japonais devant un senjimon.